Vous ne pouvez pas savoir toute la honte que j’éprouve maintenant. Le mépris que je porte vis-à-vis de moi et de ma niaiserie.
Je ne sais plus par où commencer. Toutes mes idées se chamboulent, s’entre-mêlent en concerto confus. Je ne comprends plus rien et je doute de tout. Des noeuds qui se forment et que je m’efforce de dénouer contre mon gré.
Cette honte que je ressens, elle est double, et double mes peines.
Aujourd’hui, 29 avril 2012, était sensé être le jour où le collectif « Nod t9ra » (que je viens à peine de découvrir il y a de là deux jours), devait prendre place dans chaque ville au Maroc, à partir de 17h. J’avais lu qu’à l’occasion de la journée internationale du livre, l’évènement regroupait des jeunes avides de lecture dans un même endroit, chacun un livre à la main. Et l’on se mettait tous à lire : manifestation de notre savoir boulimique et promotion de la lecture.
Cependant, J’avais commis la fatale erreur de ne pas m’instruire sur l’origine du collectif et de son historique. Et croyez-moi, je suis en encore trop fatiguée pour en faire autant.
A 17h, ma mère me déposait au pied de la grande horloge de la Place de la Poste.
– Mais il n’y a personne… est-ce que tu es sûre que c’est bien là que se tient votre évènement ?
– Mais oui maman
– La Place est pourtant bardée de gendarmes, de policiers et de « merdates », me dit-elle. Tu es sûre qu’ils n’ont pas annulé ça ?
– Mais non, maman, c’est Dimanche rappelle toi, les étudiants font grève devant le parlement…
Je traverse la route en me demandant pourquoi diable la Place en question était aussi déserte. Sur le chemin, on me regarde avec des yeux inquisiteurs.
«Il n’est pas encore temps de sortir mon Nabokov, me disais-je. Attendons un peu qu’il y ait des gens qui se manifestent »
Les bancs étaient encore tous vides. J’entrais dans ce terrain comme on entre en terre inconnue. Il régnait une atmosphère louche, pour le moins lugubre, que je commençais déjà à douter de la date exacte de l’évènement en question. Je m’adossais à un banc et regardais autour de moi.
De temps à autre, un policier/gendarme me jetait un regard en biais. Devant moi, un gardien me fixait de l’œil. Je me sentais mal à l’aise.
Pour pallier à ma solitude, j’appelai mon amie M. On était sensées y aller ensemble. Sans réponse.
J’ai attendu. Au bout de dix minutes, la Place était toujours déserte. Il y avait bien sûr quelques femmes venues avec leurs enfants, mais rien qui ne me fasse signe qu’elles venaient pour cet effet.
Le doute me gagnait. S’était-on simplement foutu de notre gueule, nous autres lecteurs qui impatients de sauter sur l’occasion dès qu’elle se présentait ? J’ai eu le réflexe du journaliste moderne. J’ai pensé à prendre une photo de la Place rasée pour me révolter contre cette fourberie plus tard. Ce n’était plus qu’une question de temps.
Je commençais à m’impatienter.
J’ai rappelé mon amie M. Elle décroche.
– C’est Samia. T’es où ?
– J’arrive dans dix minutes. Je suis coincée dans un embouteillage là.
– Cool. Paraît que c’est désert là. T’es sûre que c’est aujourd’hui ? je me suis pas trompée j’espère ?
– Oui, ils ne vont pas tarder à venir je crois.
– D’accord. A tout à l’heure alors.
Ne pas tarder à venir ? Il était 17h15, l’évènement commençait à 17h. Ok.
J’attends encore quelques minutes qui me semblent durer une éternité.
J’aperçois aussitôt un jeune homme et une jeune femme prendre place de l’autre côté de la fontaine. L’homme déploie son journal. Je me demande ironiquement : Les journaux aussi font l’affaire ?
Je détourne mon regard. A un mètre de moi, un homme chancelant me faisait face. Il avait l’air porté par une quelconque substance narcotique et me regardait sans ciller. Il s’avance vers moi, me demande un sou.
Je lève la tête, « lay sehel, je n’ai rien sur moi ». Je baisse les yeux.
Le gars se met à me raconter l’histoire de sa vie. L’Allemagne, la faillite, l’expatriation, le retour au bled, la maladie…
– Je ne suis pas d’ici, aidez-moi au moins…
– Je ne suis pas d’ici non plus.
– Ah bon ? Vous êtes d’où alors ? Vous faites quoi ici ?
J’attrape mon sac, en retire mon Nabokov et je commence à lire en faisant la sourde oreille. Je sens son regard me submerger, et, un instant après, je le sens se soustraire à ma vision.
Quelques minutes après, je relève la tête, je m’aperçois que l’homme et la femme ont disparu.
Sur un banc adjacent cependant, j’aperçois deux garçons, chacun un livre à la main.
Mais très vite, je me rends à l’évidence qu’un homme les interpelle. Il s’approche d’eux. Je ne sais ce qu’il leur rabat à l’oreille, mais en tout cas, je voyais des yeux incrédules, écarquillés, l’un d’eux levant les mains au ciel comme s’il était sur le point d’être arrêté.
Je ne comprends pas. Je baisse la tête, de peur que l’on s’aperçoive de ma curiosité déplacée.
Deux minutes plus tard, je vois l’ombre d’un homme qui s’avance rapidement en ma direction. Il me semble que c’était le même individu qui avait interpelé les deux garçons.
– Noudi ntya, noudi men hna, me crache-t-il sèchement.
Suprise, puis indignée par ce manque de tact, ce ton de vois à monadresse, je lève des yeux foudroyants et inquisiteurs.
– Ila kanete 3endek chi 9raya, siri ldarkoum ou 9ray li fidek, hadi machi blasstek.
Il ne prenait même pas la peine de me regarder dans les yeux. Dans sa main, il tenait un caméscope en marche, et de l’autre, il me pressait de m’en aller.
– Mais que… ?, je commençais, alarmée.
– Toi ? Une intellectuelle ? (ces propos étaient dis en français). Non mais tu te fous de la gueule de qui ? Si tu étais une intellectuelle, tu saurais qu’aujourd’hui n’est pas la journée internationale du livre, alors siri f7alek.
– Mais qu’est-ce que vous rabâchez ? Wach j’ai besoin d’une journée internationale du livre pour tenir un livre dans la main ?
– Choufi a lalla. Wach nti ded lmalik ? rah chefnak tu as pris des photos et tu as appelé je ne sais qui. Daba tu vas m’écouter. Tu t’en vas tout de suite et tu désertes l’endroit, sinon le pire est à venir. On t’a filmée, tu seras suspecte. Siri f7alek ou 9ray li fidek. Key bane alik bente n9iya, khellik b3ida 3la hadchi.
– Est-ce que je peux au moins connaître la raison de.. ?
Il me foudroie du regard, se retourne pour faire ses signes à quelques gendarmes non loin.
C’est le déclic.
Je comprends tout.
Je n’ai plus besoin d’explication, je prends la décision de déserter l’endroit en lui lançant par-dessus l’épaule : Je suis venue lire, lire uniquement.
Je me nois dans la foule qui fourmille tout au long de l’avenue Mohammed V. J’ai la gorge serrée par tant d’amertume et d’humiliation. Tout est flou dans ma tête. Je comprends tout et je ne comprends plus rien, j’ai envie de crier cette fourberie et en même temps le silence est mon ultime refuge.
Mon téléphone vibre. C’est M.
Je n’ai pas envie de répondre. J’ai envie de me fourrer le visage dans l’abîme et ne penser à rien pendant une bonne dizaine de minutes. Faire le vide dans ma tête.
Pourtant je raccroche.
– M., ce n’est plus la peine de venir, j’ai quitté les lieux.
– Qu’est-ce qui se passe ?
– Un gars m’a dit que ce n’était pas aujourd’hui.
La première chose qui m’était venue à l’esprit : Motus et bouche cousue sur l’affaire.
J’avais un peur bleue. Ce n’était ni le moment ni le lieu d’en parler.
Plus maintenant. Car désormais je sais que moi et plein de mes semblables se sont fait avoir par cette stupide calomnie de dite « promotion de la lecture et du livre ».
Tous les doutes qui s’amoncelaient en miscellanées dans ma tête recollaient au fur et à mesure pour résoudre le puzzle auquel j’étais confrontée. Tous se rejoignaient. Tous se confirmaient.
Depuis quand la lecture était une manifestation d’une contre-volonté de la monarchie ? J’étais uniquement une jeune lycéene de 17 ans venue partager un moment de plaisir avec mes concitoyens amoureux de la littérature et je me retrouvais impliquée dans une affaire d’ordre essentiellement politique.
Cet homme, cet agent déguisé en civil, ainsi que plein d’autres étaient venues remettre l’ordre là où il n’y avait d’anarchie, dans ce qui semblait être une place où se donnaient rendez-vous des jeunes qui voyaient en cette occasion un moyen de faire part de la sphère culturelle du pays.
Cela voulait-il dire que nous étions 20-fiévristes ? Mon Dieu que je m’indigne. Je bouille d’intérieur. Je boude cette loi dévastatrice qui n’existe que pour faire régner l’ignorance.
Je commence même à douter de cet homme délinquant à l’apparance. Maintenant que j’y pense, n’était-ce pas seulement un stratagème mis au point pour voir le motif de ma présence ?
Le fait aussi que je n’ai été interpelée à l’avance, lorsque j’avais encore les mains vides… Les agents de sécurité avaient reçu des instructions fermes. Cet homme et cette femme qui avaient disparu soudain après ma conversation avec le monsieur…
Je comprenais tout. Les agents les éliminaient un à un, de peur de se retrouver avec un collectif entier sur le dos, et ce serait déjà trop tard. On soupçonnait quelque chose.
Ma foi, je me rappelle le visage blafard de ce garçon qui ne comprenait rien non plus. Je n’étais pas la seule.
Mais je m’en voulais d’avoir été aussi sotte. Quelque chose se tramait depuis le début. Je m’en voulais.
La stratégie de l’agent habillé en civil. Faire passer son message tout en ne me laissant aucun temps de répit pour questionner son empressement, son ton qui laisse tout à remettre en question. Cette stratégie fatale d’intimider vos interlocuteurs par la force, les faire douter d’eux-mêmes sans même éclaircir leur ignorance. J’ai trop longtemps sous-estimé les forces armées marocaines, mais je vous dis maintenant que j’ai eu tort.
Je n’ai jamais aussi paniqué qu’à ce moment là. C’était comme se faire accuser violemment et ne savoir même pas en quoi consistait le motif de votre accusation. Vous êtes là, impuissants, incapables même de prononcer le moindre mot en votre faveur.
Néanmoins, je ne vous en veux pas. Je comprends votre répression. Et je comprends que nous autres lecteurs niais avons été manipulés à bon escient pour parfaire à une ruse contre l’Etat. Ca passe inaperçu, c’est bénin, innocent, et pourtant l’unité fait la force d’un message voulu être inséré. Les rumeurs qui se propagent inquiètent l’Etat,…
Printemps arabe, révolutions,… ces interfaces sociales telles Facebook et Twitter qui n’ont sans cesse fait vibrer le sol de votre quiétude.
Depuis quand y’a –til une loi qui interdit la lecture dans une place publique ? Sotte que j’étais pourtant. Je n’avais même pas demandé si le collectif de « Nod Te9ra » avait une permission de l’Etat pour son évenement. Oui, ceci était ma faute.
Non seulement je me trouvais privée de mon droit de lire, mais également insultée et écrasée par une personne de l’autorité qui me refusait mon droit de savoir.
En tant que citoyenne, j’ai le droit de connaître le motif pour lequel on m’accuse, j’ai le droit de m’asseoir sur un banc de la Place public et retirer mon livre en toute sécurité.
Bon sang ! Nous ne sommes plus dans les années de Plomb et de Répression.
De quelle démocratie parlons-nous ?, si ce n’est la démocratie de la répression. La répression équitable j’entends. J’ai eu le même sort que mes confrères.
J’ironise mes amis. J’ironise. J’ironise parce que l’ironie est le remède du tourment.
Messieurs, écoutez-moi bien.
J’étais aujourd’hui à la Place de la Poste de Rabat dans un seul but : lire et lire uniquement.
Mon rêve est de voir le Maroc un jour, peuplé de gens instruits et avides de savoir, défendant leur pays, leur Roi et leurs principes et traditions.
Pour tout vous dire, aujourd’hui c’est cette confrontation à la réalité qui me fait le plus peur.
A force de rêver on finit par se casser la figure.
Le fameux désormais dicon de la société marocaine « Be3ed 3la lpolitique » pour arroser les ardeurs des insurgés.
Politique d’abrutissement de masse ou pas, je n’en comprend plus la logique.
Je respecte le Roi, je défends ma religion avec ferveur et je ne suis on ne peut plus patriotique…
Mais en retour, et en tant que membre de ce pays, je me retrouve la dignité souillée, salie, entâchée par tant de mépris.
J’applique la méthode « Œil pour œil, dent pour dent » ? On s’en retrouverait tous infirmes à la fin (Merci Ghandi).
Je vous répète, messieurs dames, j’étais venue pour lire, lire et lire uniquement.
Par amour. Par zèle. Par folie de lecture.
Mais ma décision est prise.
HANI HANE 9RA FDARNA A SIDI.